La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de la Normandie qu’on appelle la presqu’île du Cotentin. Pays de culture, de vallées fertiles, d’herbages verdoyants, de rivières poissonneuses, le Cotentin, cette Tempé de la France, cette terre grasse et remuée, a pourtant, comme la Bretagne, sa voisine, la Pauvresse-aux-genêts, de ces parties stériles et nues où l’homme passe et où rien ne vient, sinon une herbe rare et quelques bruyères bientôt desséchées. Ces lacunes de culture, ces places vides de végétation, ces terres chauves pour ainsi dire, forment d’ordinaire un frappant contraste avec les terrains qui les environnent. Elles sont à ces pays cultivés des oasis arides, comme il y a dans les sables du désert des oasis de verdure. Elles jettent dans ces paysages frais, riants et féconds, de soudaines interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères. (L’Ensorcelée, I)
Ainsi commence le roman « normand » que Barbey d’Aurevilly décide de composer à quarante et un ans. En décembre 1849, il écrit à son ami Trébutien, bibliothécaire à Caen, qu’il met la main à un livre « profondément normand ». L’érudition de Trébutien sur le pays est une source inépuisable où l’écrivain puise les connaissances nécessaires à l’écriture de ses romans ; aussi devrait-elle être une caution de réalité pour le lecteur qui, en lisant les
premières lignes du roman, ne peut imaginer que Barbey d’Aurevilly, né à Saint-Sauveur-le- Vicomte, n’a jamais mis le pied dans cette lande de Lessay. Dans le tableau qu’il en fait, Barbey unit de fait plusieurs landes moins vastes des alentours de Saint-Sauveur-le-Vicomte et magnifie ainsi ses souvenirs d’enfance. Pourtant, le lecteur de L’Ensorcelée qui a arpenté la lande de Lessay saura dire combien l’imaginaire de l’écrivain a vu juste. Même si cette Normandie aurevillienne est imaginaire pour une assez grande part et
qu’il soit difficile de retrouver les lieux précis du Cotentin – comme l’a bien montré Pierre Leberruyer dans son ouvrage Au pays de Jules Barbey d’Aurevilly [Coutances, Bellée, 1959] —, il s’agit ici d’un bel hommage poétique à la Manche, à ses landes et à ses hommes, pays dont on peut souhaiter qu’il demeure encore pour longtemps ce rare lieu « où l’imagination
peut poser son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes. » (L’Ensorcelée, I).
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